La maladie d'Albert

 

LA MALADIE D'ALBERT

Albert en avait assez de cette histoire. Pourtant, depuis quelques jours, il se voyait tiré d'affaire. Mais non, cela recommence. Il est bloqué la bouche ouverte, figé comme un marbre, la jambe tendue en arrière décollée du sol, le blaireau serré dans la main gauche, le rasoir en l'air bloqué dans la main droite, les yeux rivés sur son visage mousseux dans la glace.
Bernadette, sa femme, l'avait surpris dans cette position. Elle l'avait regardé avec étonnement puis elle avait pouffé en sortant de la salle de bain, on ne dérange pas un homme qui se rase. En l'épiant, elle remarqua qu'il restait figé ainsi une dizaine de minutes, puis il reprenait le quotidien, comme si de rien n'était.
Elle lui fit part de son inquiétude sans obtenir de réponse, un grognement seulement.
Au club elle en avait parlé aux copines. Odile, bon chic bon genre, un peu coincée, penchait pour l'arthrose, Gisèle, l'intellectuelle gauchisante de la bibliothèque, s'orientait vers un débordement cérébral, surdose d'informations disait-t-elle. Alexandra, l'experte en mélo, affirmait que c'était une histoire de femme. Sandrine et Juliette, les plus jeunes, n'avaient pas d'avis, mais elles riaient comme des bécasses ce qui énervait passablement les tables voisines.
D'un commun accord, elles décidèrent de faire un point de la situation la semaine suivante.

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Albert n'était pas homme d'influence, il aimait vivre en paix. Pour autant, il ne reniait pas la difficulté, il s'y complaisait même parfois, sauf avec les femmes. Avec elles c'était trop compliqué, trop subtil, et il avait constamment des petites lumières rouges qui clignotaient dans sa tête "Danger, Danger". Bernadette, il ne l'affrontait pas, il ne faisait pas d'effort pour la comprendre, il était d'accord, la vie coulait tranquille et cela lui allait bien. Il parlait peu, pensait et raisonnait en solitaire avec un point culminant le matin, dans la salle de bain, pendant le rasage. Il devait y avoir un lien secret entre son blaireau et son cerveau car tout devenait clair et facile. Il faisait de la politique, il était critique littéraire, critique de cinéma... Il aimait le cinéma Albert, il allait souvent à l'Eldorado au coin de la rue, il y allait seul, il préférait les films d'action, contrairement à Bernadette qui baignait dans le mélo et la psychologie.
 
Il avait remarqué, Albert, qu'il y avait une concordance entre les gestes de son rasage et les sujets de sa réflexion. Ainsi, l'étalement de la mousse et le rasage sous le nez collaient à la politique et c'était lorsqu'il attaquait le dessous de la patte droite avec le rasoir qu'il passait au culturel.
Et puis c'était arrivé, un matin, dans la phase culturelle. Au début il trouvait cela drôle, il attendait même le lendemain avec impatience. Mais, au bout d'un mois, cela devenait rengaine et surtout, Albert commençait à s'inquiéter. Il n'en parlait à personne mais tout cela n'était pas normal.

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Bernadette arriva en retard au club.
- Je crois qu'il réfléchit.
Alexandra se dressa de sa chaise spontanément
- Une femme !
Gisèle reprit sa théorie
- Je te dis que c'est de la saturation intellectuelle, de la surinformation.
Sandrine et Juliette ricanaient toujours, il y avait bien longtemps qu'elles ne s'étaient pas éclatées pareillement.
Odile donna de la voix.
- Mais enfin Bernadette si tous les hommes qui réfléchissent étaient figés, la jambe en l'air avec un blaireau dans la main, on vivrait toutes dans un musée. Tu devrais aller voir Charpin, ton mari est malade, c'est l'avis d'un médecin qu'il te faut.

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Albert attaqua son rasage avec anxiété. Un peu de politique avec les impôts qui augmentaient et le salaire des femmes qui stagnait, tout était normal jusque-là. En retenant son geste, il posa délicatement la lame du rasoir dans la mousse sous la patte droite.
Il le savait ! Il s'y attendait ! La transition est terrible. Le bruit assourdissant le plombe instantanément, ses tympans gonflent, l'aspiration du vide lui plaque l'estomac sous les côtes, les vibrations jouent la castagne avec ses os, le casque est trop serré, il fait mal. L'hélice hurle en piqué au milieu des éclats de fumée, les japs sont partout, il y en a un derrière, le Corsair va passer en vrille, Albert tire le manche avec ses deux mains, enfonce le palonnier, passe sur l'aile, ça y est le Zéro est devant, Gary Albert enfonce le pouce dans le bouton, il va lui mettre une giclée de mitraille dans les fesses, ça y est il l'a touché, le Zéro fume, une victoire de plus à mettre sur la carlingue. Il faut rentrer, la jauge d'essence est au rouge, le porte avion est déjà là, dans l'axe, merde Jack à raté son appontage, il est à l'eau. Le signal est vert Gary Albert s'aligne, il aperçoit  une tache claire en bout de la piste, c'est Cathy, le filin lui claque la nuque sur le siège, le Corsair glisse, il s'arrête. Cathy se fige, le feu dans les yeux, ça y est elle l'a reconnu, il est vivant. Elle est superbe dans sa robe d'infirmière, la poitrine offerte, ses grandes boucles brunes sous son bonnet blanc. Gary Albert sort du cockpit, il saute sur l'aile, Cathy court maintenant vers lui, elle va se jeter dans ses bras, la musique explose, dans un final de victoire, d'amour et de sang.

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Bernadette avait les mains moites en attendant son tour dans la salle d'attente, elle n'était pas très à l'aise avec ce type d'homme. Charpin était un médecin atypique, les cheveux longs tombant sur les épaules, ses grandes jambes bloquées sous une table de ferme rehaussée sur quatre briques, il avait baroudé dans les urgences de l'humanitaire aux quatre coins de l'Afrique et il dénotait dans le quartier. Mais Charpin avait un argument de poids pour garder ses clients, son diagnostic n'était jamais pris en défaut. Et puis les enfants aimaient bien la fusée rouge et le buste de Tintin sur la commode.
Bernadette lui expliqua l'affaire en détail, il écarquilla les yeux, éclata de rire, puis se ravisa car il la savait susceptible.
- Ma chère, votre mari fait une crise de schizophrénie, il y a discordance de sa pensée et il sort du réel. Il change de vie en sorte.
- Ah bon ! Et alors Docteur ?
- Alors quoi ?
- Qu'est-ce que je dois faire ?
- La meilleure solution, c'est d'arriver à transposer son virtuel en réel pour que le réel surpasse le virtuel. Vous me suivez ?
- Oui murmura Bernadette qui n'avait rien compris.
Charpin était aussi un honnête homme, pour quarante Euros il ausculta Bernadette avant son départ.
- Essayez d'aborder le sujet avec Albert, calmement et surtout avec discernement.
- Oui Docteur, merci Docteur.

Dans l'escalier, Bernadette se demanda ce qu'est qu'elle allait bien pouvoir dire à Albert? Elle décida de convoquer une assemblée extraordinaire au club.
- Juliette arrête de ricaner, tu m'énerves.
-  Mais enfin on ne va quand même pas pleurer sur un coup pareil, il est en pleine forme ton Albert.
Alexandra prit son air condescendant.
- Tu rentres, et tout en vaquant, tu lui dis : Tu sais Albert, j'ai lu un article chez le coiffeur, il paraît que parfois le virtuel supplante le réel, qu'est ce que tu en penses ?
- Je sais ce qu'il va me répondre.
- Ah oui !?
- Il va me dire qu'il s'en fout complètement.
- Ce n'est pas un intellectuel ton Albert.
- Non !

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Albert était furieux en sortant de la salle de bain. Il en avait assez de cette histoire, d'autant que cela n'allait jamais au bout. Chaque fois qu'il était près de concrétiser cela s'arrêtait. Il sautait de l'aile, Cathy arrivait en courant sur le pont, elle se jetait dans ses bras, il l'enlaçait, et au moment où il allait lui rouler un baiser d'enfer, plouf, il se retrouvait comme un con la bouche ouverte devant le lavabo, le rasoir à la main.
- Albert, tu savais toi que le virtuel pouvait supplanter le réel?
- Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ?
- Je dis cela comme ça, ce n'est pas la peine de t'énerver, je l'ai lu dans "Ça m'intéresse" chez le coiffeur, il paraît qu'il faut faire du réel avec le virtuel pour casser le virtuel.
Albert pris son journal, faire du réel avec le virtuel, un truc de journaliste pour vendre, quelle connerie… Soudain Albert s'éjecta du fauteuil, se figea quelques secondes droit comme un échalas, puis il fonça sur la porte d'entrée en arrachant sa veste du portemanteau.
- Albert où va-tu ?
- Je reviens dans une heure.
L'anxiété gagna Bernadette, en voyant la réaction d'Albert, elle se demandait ce qu'il avait bien pu comprendre.

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Une heure plus tard, Albert était effectivement de retour, le visage radieux.
- Ma chérie, il faut préparer les valises et les passeports, nous partons en voyage demain.
- En voyage ? Demain ?
- Oui !
- Et pour aller où ?
- En croisière. Ce sera pour notre anniversaire de mariage, c'est dans deux mois.
- En croisière ? Oh mon Albert, c'est super ! Tu es un chou, j'en rêve depuis si longtemps. Je vais vite appeler mes amies pour leur dire. C'est quel bateau, où va-t-on?
- C'est un bateau ancien qui à été aménagé pour les touristes, il naviguera dans l'océan pacifique aux Philippines.
- Les Philippines ? C'est génial, nous ferons le repas du commandant, il y aura des grandes salles avec des lustres en cristal partout, des terrasses sur la mer…
- Euh !  Non, je ne crois pas.
- Ah bon ! Pourquoi ?
- C'est un porte-avion désarmé de l'US Navy !

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           février 2007

      



24/09/2007
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