Le dernier vol de Charlie
Le dernier vol de CHARLIE
Adieu dit le renard, voici mon secret, il est très simple :
On ne voit bien qu'avec le cœur,
l'essentiel est invisible pour les yeux.
- Saint-Exupéry, le petit prince -
Sur le quai d'un port d'Irlande, s'éternise un vagabond.
Le vieil homme marche lentement sur la pierre humide, les yeux dans les pas. Sa longue silhouette voûtée glisse dans la brume du matin, sa tête émerge a peine d'une parka trop grande. Deux enfants s'accrochent en sautillant à son bras, une cloche tinte, une jeune femme vêtue de noir, un panier d'osier à la main, lui sourit tendrement en le croisant. Sur le pont d'un chalut bleu, un pêcheur décharge des cagettes remplies de poissons scintillants, il redresse le buste et lance un chaleureux
- good morning sir.
La lampe du réverbère s'éteint et grise le paysage.
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Plus au large, au nord du quarante huitième parallèle, il est un endroit où la mer remue à peine, avec d'infinies précautions, où les navigateurs réduisent les machines et affaissent les voiles pour s'accouder au bastingage, où mille yeux descendent du ciel lorsque les équipages des grands jets qui partent vers l'Amérique racontent une histoire d'amour à leurs passagers.
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Le vieux Jodel cahotait sur sa roulette arrière, la gorge tendue à la caresse du vent, tel un héron chargé d'amour. Il ralliait la piste aux ordres du contrôleur, le regard fier, provocateur, insensible à la nostalgie des regards. Le soleil perçait à peine le voile gris du ciel, la journée s'annonçait douce et belle.
Alex augmenta le régime du moteur, la planche de bord cessa de trembler. Le haut-parleur crépita à l'arrière.
- Victor-Charlie, la piste trente en service, vous pouvez vous aligner et décoller, le vent est calme, vous êtes numéro un. Quelle est votre destination ?
- La mer, à l'ouest, je m'aligne et je décolle, Victor-Charlie
Le contrôleur ne fut pas surpris par la réponse sèche et bourrue du pilote, il connaissait bien l'homme, un artiste. Il avait mis trois ans pour construire Charlie et le petit avion rouge avec sa cigogne peinte sur la dérive blanche était rapidement devenu la mascotte du terrain. Depuis quarante ans jamais Charlie n'avait volé avec un autre pilote qu'Alex et jamais Alex n'avait piloté un autre appareil. Un mythe pour certains qui prétendaient même les avoir entendus se parler.
- A tout à l'heure Alex, bon vol
Alex ne répondit pas, avec lenteur il aligna l'avion sur la piste.
- On y va Charlie ?
En expirant, il enfonça la manette des gaz jusqu'à la butée. Sans à-coup au roulage, Charlie s'éleva vers le bleu voilé du ciel, au désordre du vent. La ville devint village, la route se fit chemin, la solitude s'installa, le plaisir vint sans partage.
Nul ne pouvait dire ici qui de l'homme ou de la machine dominait l'autre. Ces deux-là étaient en harmonie, solidaires, indissociables. Ensemble ils avaient dessiné l'espace, couru la lumière, joué les nuages pendant l'éternité, merveilleusement libres, complices, sauvages, liés par une invisible attache, mystérieuse.
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La terre normande défilait verdoyante, piquée de chaume et de pommiers minuscules, un lambeau de brouillard annonçait la mer au loin. Dieppe apparu, tachée de bassins vides et de grues mortes, les vagues barraient de blanc le pied des falaises, la plage déserte clapotait de points scintillants, un ferry traçait son approche vers le port. Un gros Boeing blanc passa plus haut, moqueur avec sa bosse de baleine rieuse sur le nez.
Alex baissa les yeux vers la carte posée sur ses genoux. Un grand trait de crayon noir, tiré entre le cap de la Hague et l'île de Wight, tranchait le bleu du papier jusqu'au sud de l'Angleterre, face au grand large.
Alex aligna Charlie au 270, sur l'axe du trait.
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Gilles Bonardo était un contrôleur expérimenté mais sans ambition. Il avait refusé une promotion dans un grand centre national pour être affecté sur ce petit terrain tranquille de la région parisienne.
Il avait enregistré seulement dix mouvements dans la matinée, la relève était prévue dans deux heures, il irait chercher les enfants à la sortie de l'école, un plaisir qu'il savourait toujours longtemps à l'avance. Il se servit une tasse de café.
Le fax émis un sifflement et se mis à crépiter. D'une main, le contrôleur souleva la bande de papier et regarda le texte défilé.
Il y avait là des réglementations temporaires, des incidents de vols, quelques retraits d'exploitations...
"Mais ! C'est Charlie !?"
Gilles Bonardo senti de l'eau glacée lui couler dans le dos, il posa sa tasse pour ajuster ses lunettes et relire le fax.
- Aéronef D 112, type jodel, construction amateur, Fox Golf Alfa Victor Charlie, grande visite négative, retrait d'exploitation définitif, interdit de vol, effet immédiat.
D'une détente, il se jeta sur le serpentin du micro, le fauteuil tomba sur le sol entraînant le porte manteau dans un fracas épouvantable.
"Contrôle à Victor Charlie me recevez vous ?",
"Victor Charlie répondez",
"Alex bon dieu répond…"
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La mer fut verte, puis grise, le soleil s'offusqua lentement, la brume les absorba. L'horizon disparu derrière les gouttelettes qui roulaient sur le cockpit, un fantôme de coton blanc les irradia de lumière. Le trait du petit cadran rond qui simulait l'horizon s'inclina vers la gauche, d'une pression du doigt sur le manche Alex remit Charlie à plat, il tendit l'autre main et coupa la radio.
La montre égraina du temps sans importance. Le ronronnement du moteur lancinait, Alex savait qu'ils avaient passé la pointe Anglaise de Cornouaille. Il essaya d'avaler sa salive, mais sa bouche était sèche, un étau lui serrait la poitrine. Dans trente minutes, s'il maintenait Charlie sur ce cap, il n'aurait plus assez d'essence pour rejoindre la terre.
Catherine !
Le jour où Catherine l'avait quitté, par rage, peut-être par désespoir, Alex avait cabré Charlie dans le soleil jusqu'au décrochage en l'engageant dans une vrille qui aurait pu être fatale.
Catherine était sans doute la seule femme qui avait vraiment aimé Alex. Il le savait, mais il l'avait su trop tard.
Petite brune aux yeux noirs, un peu enveloppée, Catherine était charmante sans être vraiment belle. Elle avait rencontré Alex dans une fête aérienne, la vie des copines l'ennuyait, le shopping la ruinait et même la lecture n'arrivait plus à la distraire.
Elle était venue découvrir un milieu quelle ne connaissait pas et ce grand blond timide et bourru, lui avait plu tout de suite. Ce n'était pas un rouleur d'épaules comme les autres, il était presque beau dans sa candeur, et puis son avion était le plus petit, le plus vieux, le plus craquant, elle avait eu le coup de foudre pour les deux.
C'est elle qui l'avait abordé
- "Vous pouvez me montrer votre avion Monsieur ?"
C'était tellement simple, elle l'avait dit avec cette douceur, cette futilité qui paralyse les hommes d'action et désarçonne les grincheux.
Alex avait dit "Oui bien sûr", ce qui était exceptionnel.
Ils s'étaient revus le week-end suivant, puis chaque week-end. Catherine avait rapidement compris qu'elle ne passerait jamais avant Charlie et elle avait décidé de l'accepter. Un jour sous le hangar elle l'avait dit à Alex,
- "Je vous aimerai tous les deux pareils"
Alex en avait eu la chair de poule. Il l'avait prise dans ses bras, embrassé longuement, il avait tourné la tête vers Charlie en faisant un clin d'œil, elle avait éclaté de rire.
Ils avaient bien volé quelques fois ensemble mais, sans être désagréable, l'ambiance était bizarre, Catherine en avait conclu qu'elle dérangeait.
Par la suite elle resta au hangar.
- "Je t'attends, je vais lire un peu"
Catherine n'avait jamais parlé mariage, pourtant un jour, voyant le temps passer, elle lui avait demandé un enfant. Le refus d'Alex marqua le début de la fin. Sans vouloir changer d'avis, Alex culpabilisait de dire non et il devenait exécrable. Elle ne l'appela plus chéri mais Alex, puis elle ne l'appela plus du tout. Un après-midi, il trouva un papier scotché sur le manche de Charlie.
- "Soyez heureux sans moi"
Il ne la revit jamais. Son fauteuil de toile était toujours planté à la porte du hangar, percé par l'humidité, personne n'avait osé l'enlever.
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Alex perçu le doute qui s'installait, il tenta une diversion en chantant,
- Vive les aviateurs ma mère, vive les aviateurs…
Il chantait faux. Sa volonté s'effritait.
Le blanc du coton tourna au gris. Soudain il y eu une baisse de régime et un toussotement du moteur qui surprirent Alex. Il était trop tôt, il restait encore du carburant, ce n'était pas normal. Il y eu à nouveau une ratée, suivie de plusieurs tours lents et difficiles, brusquement l'hélice se figea barrant la verrière d'un trait. Le moteur s'était arrêté.
Le silence d'abord, très court, oppressant, puis vint le sifflement de l'air sur la voilure, lugubre dans la grisaille.
L'aiguille du cadran rond à droite du tableau de bord indiquait une descente à deux mètres par seconde.
Alex ne comprenait pas pourquoi le moteur s'était arrêté si tôt, pourtant il n'essaya pas de le relancer.
- Après tout, maintenant ou plus tard, on s'en fou, hein Charlie ?
- Vive les aviateurs ma mère, vive les aviateurs…
Le sifflement sur la voilure se fit plus fort. Alex savait, qu'à cette altitude, la finesse de Charlie lui accordait dix minutes de planer avant le contact de l'eau.
Il savait qu'une de ses convictions était fausse, le doute était préférable à n'importe quelle certitude.
Catherine. Il l'avait laissé partir sans même essayer de la retenir. "Pauvre imbécile !"
- Vive les aviateurs ma mère, vive les aviateurs…
L'émotion était trop forte, Alex se mit à sangloter, comme un enfant.
Surpris par une secousse, il s'essuya les yeux avec la paume da la main et serra le manche plus fort, un vague souvenir d'enfance sur le banc d'une église lui traversa l'esprit
"Je vous salue Marie, pleine de grâce…"
"Vive les aviateurs ma mère, vive les aviateurs…"
Alex baissa les paupières et il attendit, la tête vide.
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Le Lieutenant Jim Dutton avait la langue pâteuse et un peu de mal à se concentrer sur les scintillements des écrans radars qui lui brouillaient les yeux. Il n'avait eu que trois heures de repos entre sa dernière pinte de bière et sa prise de quart sur le HMS Albion, dernier-né des navires d'assaut de la Royal Navy, mais il avait l'habitude, il était taillé pour récupérer rapidement. Dans sa confiance mi-lucide, il avait néanmoins remarqué un écho à basse altitude, faible, ce qui lui laissait penser qu'il s'agissait d'un aéronef léger et il ne voyait pas ce que celui-ci pouvait faire dans le secteur, d'autant qu'il se dirigeait vers le grand large. Les pilotes qui convoient les avions légers entre l'Europe et l'Amérique suivent d'habitude une route près des terres beaucoup plus au nord.
Jim Dutton décida de suivre l'écho d'un peu plus près, cela le tiendrait toujours en éveil. Il le mémorisa et lança le suivi sur l'ordinateur.
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L'air se fit turbulent. Alex ouvrit les yeux, la mer était là, devant, dessous, houleuse sous un plafond gris, les vagues paraissaient énormes, il eu froid, puis peur, la vrai peur, celle qu'il ne connaissait pas.
Il vit la masse sombre qui se découpait à droite sur l'horizon, un bateau de guerre avec sa boule voyeuse.
"Qu'est-ce qu'il fait là?"
Alex ne croyait pas au hasard, déjà l'essence et maintenant le bateau…
Il n'eut pas le temps de réfléchir plus longtemps, Charlie ricocha par trois fois sur les vagues, se fit prendre violemment par-dessous, se mis debout et retomba à plat dans une gerbe d'écume. Ballotté, Alex se prit la tête entre les mains pour atténuer les chocs, une épaule lui faisait mal, il pensa qu'ils couleraient en moins d'une minute.
- Je vous salue Marie, pleine de grâce…
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Jim Dutton sursauta lorsque le bip aigu lui perça les oreilles dans le casque. L'écho qu'il avait mémorisé était passé au rouge et clignotait, le message, sur l'écran de l'ordinateur, était également en rouge.
- Contact surface imminent, cinq miles, travers 285.
Le Lieutenant resta pensif quelques instants, puis il décida d'informer l'officier de passerelle.
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Charlie flottait toujours, rebondissant, surfant, bluffant la mer déchaînée, "impossible" pensait Alex, il hurla !
- Charlie va y mon vieux, c'est fini maintenant, va y
Alex entendit s'amplifier le claquement des pales de l'hélicoptère qui approchait. À cet instant seulement il comprit que Charlie l'avait trahi.
- Pas sans moi, Charlie pas sans moi, pas sans moi …"
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La hache pulvérisa la verrière, l'homme était puissant, Alex se débattit en vain, le harnais l'emprisonna, le couteau trancha la ceinture, le filin l'arracha brutalement vers le ciel.
- Charliiiieee…
Dans sa montée tournoyante il le vit disparaître, le nez d'abord, puis, sous les coups de boutoir de la mer, le fuselage s'immergea lentement par l'aile gauche, la queue blanche s'agita quelques secondes encore, remuant la cigogne en ultime adieu.
L'écume s'étala bouillonnante, puis la violence des vagues l'effaça, un cormoran s'attarda quelques instants dans une rotation finalement aspirée vers les nuages. Seuls restèrent le claquement des vagues et le sifflement du vent, et plus personne pour les entendre.
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Sur les quais d'un port d'Irlande s'éternise un vagabond.
Le vieil homme marche lentement sur la pierre humide, les yeux dans les pas. Sa silhouette glisse dans la brume du soir, un pêcheur qui charge des cagettes vides sur le pont d'un chalut bleu redresse le buste et l'interpelle
" We go fisching to 48 th, do you come sir ?
Alex saute le bastingage avec la souplesse retrouvée d'un jeune homme de vingt ans.
"Thank you sir, thank you…"
Une jeune femme vêtue de noir lui tend en souriant un panier d'osier remplit de victuailles, la cloche tinte, le réverbère s'allume souillant de jaune le paysage.
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